C'est la tarte à la crème à la mode. Partout on nous serine que nous sommes pressés, stressés, que nous vivons à deux cents à l'heure, que nous ne prenons plus le temps de faire quoi que ce soit, et ça passe à la radio, dans les magazines, dans les livres et sans nul doute à la télé.
Je dois être distrait, mais je ne l'ai pas remarqué. Sans vouloir faire du poujadisme, je ne remarque aucun stress dans les ministères que je fréquente presque quotidiennement. Hors embouteillages, je suis plutôt excédé par la lenteur de nombre de conducteurs (je suppose qu'avec l'âge me vient la constatation que le temps qui me reste se ratatine sérieusement), quant au "management par le stress" dénoncé par de bonnes âmes, j'ai plutôt constaté que le droit du travail posait en évidence que tout employeur est un exploiteur et tout employé une innocente victime, et que c'est à l'employeur de prouver qu'il ne stresse pas, qu'il ne discrimine pas, qu'il ne harcèle pas - ni sexuellement ni surtout moralement - qu'il n'exploite pas et ainsi de suite. Je parle de la Belgique, car en effet à ce que j'en ai compris la géniale révolution du RTT chez nos voisions français semble avoir provoqué un resserrement des cadences infernales.
Un article d'un magazine TV évoquait récemment le temps béni où la maîtresse de maison passait trois heures par jour dans sa cuisine à préparer les délicieux repas que la famille épanouie dégustait tout à loisir. Aujourd'hui, cependant, on avale un dîner tout fait chacun dans son coin, ou devant la télé.
C'est vrai, tout de même, ces bonnes femmes qui ont osé sortir de leur cuisine, c'est-y pas scandaleux ? Elles travaillent, vous imaginez ? Enfin, quand je dis "travaillent", je veux dire à l'extérieur, parce que le ménage, la cuisine, tout ça, c'est pas du travail, bien sûr.
Je ne doute pas qu'on mette moins de temps à préparer le dîner, et à vrai dire je m'en réjouis. Pour tout dire, c'est moi qui m'y colle depuis plusieurs décennies, chaque jour, donc je comprends un peu le problème (et, oui, c'est moi exclusivement qui fais les emplettes). Et si je ne nie pas qu'il existe des gens avalant à la hâte un plat tout fait devant la télé, je n'en connais pas personnellement.
Mais ne nous y trompons pas : cette dénonciation de la vitesse a comme corollaire l'exaltation de la lenteur, bien sûr, mais d'une lenteur opposée à ce qu'on appelait jadis le fast-food, c'est-à-dire MacDo, c'est-à-dire le mode de vie rejeté par les décroissants, les zécolos, les Verts et les Rouges : en un mot, le capitalisme productif (*). D'où la création du mouvement "slow-food" ; j'ai été dîner récemment dans un restaurant faisant fièrement partie de cette appellation, et j'en ai compris les implications car il m'a fallu un temps interminable avant d'être servi, et encore il ne s'agissait nullement d'un plat longuement mijoté mais simplement d'une casserole de moules, cinq minutes de cuisson exactement. Bien entendu, il y avait les inévitable vins bio à la carte (du bio qui s'accommode de la bouillie bordelaise, n'hésitons pas à le rappeler), mais surtout des "vins issus de la biodynamie", comme je l'avais déjà vu à la carte du plus ridicule des restaurants branchés de la capitale, l'insipide Rouge Tomate (**), qui parvient à faire avaler une "béarnaise" sans corps gras (et le tout à l'avenant). Pour ceux qui ne le sauraient pas, la "biodynamie" est une vaste entreprise de détournement des normes "bio" (qui existent tout de même et qui sont assez contraignantes) pour ne plus exiger que de vagues principes rappelant la permaculture et conseiller l'usage approprié des phases de la Lune. Si les vendanges se font à la pleine Lune et l'égrappage au premier quadrant et en présence d'un druide, voilà, c'est biodynamique. Bon, je sais que je résume, mais si vous désirez en savoir plus sur cette hurluberlurie, vous en trouverez ici, dans l'excellente revue Agriculture et Environnement.
Ceux-là mêmes qui parlaient d'énergies "douces" (le soleil, le vent, les marées, ah que c'est doux !) prônent maintenant la vie "lente". S'ils pouvaient aussi être faire l'éloge du silence et suivre leurs propres conseils...
(*) et non pas productiviste, même si je sais que les décroissants ressassent ces vieilles lunes de "productivisme", même s'ils ont fini par abandonner la bonne vieille "société de consommation" qui a fait le bonheur (si l'on ose dire) des "contestataires" des années '70
(**) à noter que le Rouge Tomate de New York (même propriétaire) est, lui, particulièrement fin et délicieux.