Ma dernière visite à Tana datait de décembre 2008, donc quelques semaines avant le coup d'Etat. En y revenant la semaine dernière, je
n'a pas vu beaucoup de différences au premier abord : la ville semblait aussi prospère qu'avant, le by-pass était roulant comme un billard, les gens bien habillés, les voitures neuves (ou
presque) et les 4x4 se pressaient entre les mini-bus en excellent état. Quasiment plus de camions crachant un nuage noir, de beaux marchés bien achalandés avec des étals regorgeant de
marchandises.
Le paradis, donc ? C'est vrai, l'avion avait laissé débarquer à peine quelques dizaines de passagers, la plupart des Malgaches, et
l'hôtel était pratiquement vide, mais bah ! ce n'est pas la haute saison après tout.
Il faut vite déchanter, cependant. Le nombre de tout petits marchands à la sauvette - ceux qu'on appelle les tabliers en
Afrique - a explosé, tout comme celui des prostituées, des enfants qui mendient et essayent de vous faire les poches, des petites familles qui dorment sur le trottoir. L'insécurité nocturne est
de retour partout. Je me crois revenu au pires moments de Tana.
L'Union européenne a gelé tous ses nouveaux programmes d'aide, mais respecte les engagements déjà en cours, ce que ne font ni les USA
ni la Banque mondiale qui ont froidement coupé le robinet. La population gronde : si les apparences m'ont trompé, c'est que la classe moyenne est parvenue à tirer au maximum, mais tout va
s'effondrer. Quand ? Impossible à dire, mais beaucoup de petits (ou plus gros) investisseurs avaient compté sur les festivités régionales prévues à Madagascar pour développer hôtels et
restaurants, à présent fermés ou déserts, pour acheter des minibus devant faire la navette entre l'aéroport d'Ivato et la capitale.
Les investisseurs étrangers se sont évidemment enfuis, d'autant que le "gouvernement" Rajoelina tient sous le boisseau un opérateur GSM
qui a dûment payé sa redevance mais refuse légitimement d'assumer les pertes de son prédécesseur failli, et une brasserie prête à embouiteiller depuis plus de six mois mais qu'on accuse de
manière futile d'avoir fait de la publicité illégale - en fait, la brasserie Star et ses propriétaires sont de bons amis du petit Andry, et on ne veut pas les décevoir, n'est-ce pas ? On a aussi
démantelé Tiko, en oubliant que Ravalomanana n'en avait pas la majorité, mais bien des investisseurs européens qui traînent l'Etat malgache devant les tribunaux internationaux.
Les militaires viennent de sortir du bois, mais en ordre dispersé. On a parlé d'un ultimatum de 48h, puis d'un délai courant jusqu'à
fin avril. Zafy et Ratsiraka feront-ils le voyage de Jo'burg ? Où en est-on ? Mystère.
Certains hauts fonctionnaires écartés n'hésitent plus à parler à mi-voix ; d'autres, ralliés sans enthousiasme au régime, se
rendent compte que ça ne peut plus durer longtemps et le disent.
Et la rumeur court de plus en plus fort : "ce sont les Français qui sont là-derrière, et les karana avec eux !" On rapporte les mots
les plus blessants censément proférés par ces Français-karana, la menace d'affrontement inter-ethniques s'affirme, et avec elle celle d'un possible "chacun son Français" comme en Côte d'Ivoire en
2003.
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Visite de familles nécessiteuses du côté de Malaza-Tongarivo. La misère prend des formes extrêmes ici comme ailleurs, on dirait
"sordide" ou "abjecte" si le terme ne portait une charge morale, révoltante en tous cas. Une dizaine de personnes vivant dans une piaule au toit troué, à l'entrée, une flaque d'eau boueuse
charriant on ne sait trop quoi (et d'ailleurs il vaut mieux ne pas savoir). Et qu'on ne vienne pas me parler d'admirable dignité. L'homme qui sort de la cabane est hagard, il n'a pas
d'âge, il est vaincu, il n'a plus de forces.
Une petite fille aux cheveux roux (malnutrition) rit et dit bonjour aux vazaha, heureusement elle va à l'école grâce à un parrainage.
D'autres dans le voisinage n'ont pas cette chance, si c'est de chance qu'il s'agit.
Et on repart, la rage au coeur.