Buona pulcella fut Thecla, bel avret corps, bellezour anima... (Oui, je sais, c'est la cantilène de Sainte Eulalie que j'ai un peu trafiquée..) Née à Iconium (notre Konya actuelle en Turquie), elle y rencontre l'apôtre Paul et estimmédiatement séduite par le verbe et le prêche de ce rude gaillard. Du coup, elle se convertit, n'a plus d'yeux ni d'oreilles que pour le bon apôtre et décide enfin de ne pas se marier (elle devait bientôt épouser un jeune homme fortuné) afin de consacrer sa vie à Dieu ; il faut dire que Paul lui-même tient de grands discours sur la nécessité de rester chaste et pur(e), ce qui lui vaut de valser en taule, mais peu importe puisque Thecla l'y rejoint et passe la nuit à ses genoux en embrassant ses chaînes... Le fiancé, furieux, ainsi que son ex-future belle-mère, enragée de perdre un aussi beau parti, font fouetter et expulser Paul et condamner la jeune femme à mort : elle sera brûlée vive ! Mais - vous l'avez deviné - elle est aussi incombustible qu'Eulalie et réchappe au bûcher, s'enfuit, va rejoindre son bel apôtre et commence pour elle une vie pleine d'aventures, de bêtes féroces, de condamnations à mort et de sauvetages miraculeux, le tout dans une bonne ambiance de chasteté absolue.
C'est plus rigolo que Bob Morane et ça se trouve dans les Actes de Paul, dont je vous recommande tout particulièrement la lecture. Bien entendu, c'est un faux, et ça se sait depuis longtemps, mais ça n'a pas empêché Sainte Thècle d'être vénérée pendant des siècles, et même apparemment jusqu'à nos jours dans certaines contrées - on me dit que c'est la sainte patronne de Tarragona, incroyable, non ?
Et, parlant de faux et parlant de Paul, j'aimerais tout de même faire remarquer que la misogynie supposée de Paul est grandement exagérée. On a beaucoup glosé sur son fameux "Que les femmes se taisent dans les assemblées, car il ne leur est pas permis d'y parler" (1Cor.14:34), parallèle à ce qu'il dit dans sa première épître à Timothée "Que la femme écoute l'instruction en silence, etc. etc." (1Tim.2:11-15), il faut le lire pour le croire. Mais justement, il ne faut pas le croire ! Les épîtres à Timothée sont bien évidemment des faux, comme diverses autres lettres attribuées à Paul. D'autre part, toujours dans 1Cor. (tenu pour authentique par la grande majorité des chercheurs), Paul annonce que "Toute femme qui prie ou qui prophétise..." (1Cor.11:5), et il faut savoir qu'à l'époque ces prières et ces prophéties se faisaient à haute voix - donc les femmes pouvaient parler dans les assemblées ! Il y a de grandes chances que le passage l'interdisant est une interpolation ultérieure, car Paul ne craint pas de considérer la femme non comme l'égale de l'homme (il ne faut pas trop demander !), mais comme une personne aussi importante que l'homme en terme de foi, et même de responsabilité dans l'Eglise naissante (Gal.3:28, Rom.16:1,3,6,7,12 etc.).
En fait, on a tellement abusé du cliché "judéo-chrétien" qu'on a fini par croire à cet oxymore. Certes, Jésus était un bon juif, un vrai rabbi (voir l'Evangile de Matthieu, qui le présente dans toute sa judaïté, bien plus que les trois autres) - certains ont même avancé l'hypothèse qu'il était un zélote, mais cette interprétation n'est plus retenue. Cependant, il saute également aux yeux que le dieu de l'Ancien Testament, dieu des juifs, et même des Juifs, ignoble figure raciste et sanguinaire, est tout de même assez différent de celui dont parle le Nouveau Testament (même si Jésus n'y apparaît nullement comme un personnage sucré, mielleux et bon, bon, bon et doux, doux, doux...). Marcion le dit ouvertement - mais Marcion était hérétique. Jésus lui-même, par contre, ne craint pas d'ébranler le dogme dans son Sermon sur la Montagne, où il soutient que certains des Dix Commandements doivent être sinon abrogés, du moins interprétés - et il interdit le divorce, contre Moïse !
Les Juifs de l'époque n'étaient certes pas exempts de machisme (pour le dire modérément), mais les femmes ne jouent nullement un rôle négligeable dans leurs croyances - on pense bien évidemment à Esther et au Pourim, qui, s'il n'est pas la fête la plus sacrée est certainement une des plus populaires. Il y en a bien d'autres, de femmes, dans l'Ancien Testament, et bien peu dans le Nouveau, à deux exceptions près : Marie (la maman) et Marie de Magdala, dont les démêlés avec Jésus ont fait l'objet d'un nombre incalculable de livres depuis les premières années du christianisme jusqu'à nos jours (oui, vous avez deviné). Et c'est la maman qui a pris une importance considérable dans le catholicisme, Mater Dolorosa et tout le bazar (figurez-vous qu'il existe une école primaire à Bruxelles qui s'appelle Notre-Dame des Sept Douleurs. Vous imaginez le pauvre gosse qui arrive là pour son premier jour d'école ? A s'enfuir, oui !). Oh, il y a bien un beau cortège de Saintes Ceci ou Saintes Cela, mais à vrai dire elles valent surtout par les abominables tortures qui leur ont été infligées - l'Eglise du sadisme, plus encore que du dolorisme.
Pourquoi diable l'image des femmes s'est-elle tant dégradée à mesure que le christianisme se séparait du judaïsme ? Norbert Rouland a émis l'hypothèse que l'épouvantable misogynie romaine était le réel terreau dont était issue la misogynie chrétienne (et plus précisément catholique, au risque de faire un anachronisme). Séduisante hypothèse, mais il faut bien reconnaître que les femmes romaines de l'Empire n'étaient plus celles de l'époque de Caton l'Ancien, leur condition s'étant considérablement améliorée.