Il a quitté le shtetl avec le reste de sa famille, ils ont erré, passé des frontières. Puis ils ont pris le paquebot, en steerage, avec les valises et la cargaison, et une foule d'autres venus de partout qui espéraient trouver une autre vie. Quand le paquebot a accosté, on les a tous renvoyés dans des bateaux plus petits qui les ont emmenés sur Ellis Island où ils ont passé des heures et des heures à répondre à des questionnaires qu'ils ne comprenaient pas, ou pas bien, avec leur maigres connaissance linguistiques, heureusement, il y avait des gens qui parlaient le yiddish ou un improbable dialecte italien, mais c'était si déroutant, si terrifiant. Allait-on le renvoyer là-bas ? On disait que ça arrivait... Et puis, miracle, ils ont pu reprendre le petit bateau et enfin être admis dans le pays de l'espoir.
Cette nuit-là, le vieux Juif erra dans la ville, ivre de bonheur ; il arriva dans Fulton Fish Market, et dans l'enchevêtrement des échoppes, il vit deux grands paniers, l'un portant l'écriteau "Crabes, 3$" et l'autre "Crabes extra, 5$". Il vit, médusé, un crabe qui s'échappait du panier à trois dollars, puis grimpant dans celui à cinq, s'y laissa tomber... "America gonef!" souffla-t-il.
Oui, j'ai choisi de raconter cette vieille histoire en y mettant du mélo, mais je la trouve toujours aussi drôle : American gonef, Amérique fripouille, sacrée Amérique, only in America.
Sauf qu'elle est assez fausse. New York - c'est devenu un lieu commun - n'est évidemment pas l'Amérique, pas celle des rednecks (qui ont malgré tout un certain charme cinématographique, voir le magnifique Shotgun Stories, et tant d'autres) ni des misérables petites villes à deux rues se croisant à angle droit où on trouve un minuscule strip mall, un drugstore et un MacDonald à côté d'un restaurant chinois et du Sheriff's Office. Non d'ailleurs que celles-ci n'aient un certain charme, etc. Je me souviens de Culpeper, VA...
Bref.
Il y avait trois ou quatre ans que je n'étais allé à Manhattan. Je l'ai retrouvé presque comme je l'avais laissé, avec plein de choses anciennes et nouvelles. Trois ou quatre douzaines de langues parlées, des noms et prénoms venant des quatre coins de la Terre, des wagons-"restaurants" de rue proclamant bien fort leur qualité de Kasher (mais rarement Glatt Kasher, même si un quelconque rabbi atteste par écrit que la crème glacée en vente est vraiment acceptable par les vrais Juifs - ce qui me rappelle cet extraordinaire moment où des Mozabites - oui, des Mozabites ! mais c'était in tempore non suspecto, pour tout dire en 1979 - nous avaient dit qu'ils avaient plus confiance dans la viande du Yehoud du coin que dans celle de leur boucher habituel. Il faut vous dire qu'à l'époque, nous voyagions avec un bon ami très Juif qui avait été bien accepté par lesdits Mozabites lui faisant des remontrances en disant que la télévision était une abomination parce que les femmes et les enfants du M'zab préféraient regarder la téloche - était-ce "Dallas" ? Je ne m'en souviens plus trop - plutôt qu'aller prier. Et notre bon ami de nous confier, lui qui comme nous ne regardait jamais la télé : "au fond, la téloche, c'est pas si mal..."). Et puis bien sûr la proclamation juste à côté (ou en-dessous) du wagon de rue : "Halal", suivi (en arabe) du célèbre "Bismillah er-rahman er-rahim", "Au nom de dieu, le bienfaiteur, le miséricordieux". Pour des hot-dogs, c'est tout de même pas mal. On imagine à Lourdes "Bernadette la Chouette, laquelle veut voir dieu". Sur un stand de barbe-à-papa.
Voilà.
New York. New York est la ville urbsissima. Paris est évidemment la "plus belle ville du Monde", Rome est une merveilleuse ville provinciale, etc. NY (Manhattan, mais pas seulement) est la seule ville où il ne fait pas bon vivre, mais où on vit prodigieusement. Bien sûr, nous y étions quand Sandy s'est amenée - avions bloqués au sol, ça va de soi. Trop facile, évidemment dans un hôtel avec des générateurs, et de quoi se plaindre quand le WiFi s'éteint pendant une heure...
Le lundi après-midi, balade vers Battery Park - fermé. Pluie, pas mal de vent. Sandy n'est même plus un ouragan, mais un effroyable complexe de tempêtes et de marées de sysigie. Horribile visu, la mer qui s'engouffre dans les tunnels, dans le metro, cent maisons qui crament dans le Queens. Effroyable. Les images des lourdes vagues, qui me rappelaient le tsunami de 2004 : un gonflement presque gentil, mais écrasant tout sur son passage. Les tunnels, le métro, les voitures balayées...
Le lendemain - non : le lendemain, elle n'était pas souriante. Beaucoup de NewYorkais ont accueilli avec joie un jour béni de congé (ils n'en ont pas beaucoup). Et puis, le surlendemain, ceux ou celles que je connais en avaient un peu assez. J'en sais une qui voulait revenir de Brooklyn à pied mais le vent était trop méchant.
Les NewYorkais sont durs. Résilients.
Je n'ai pu retourner ni à Dia:Beacon, ni aux Cloisters. Quel dommage !
I'ILL BE BACK!!! I love NY... Been born there...