Mon cousin écolo à la voiture électrique vient de découvrir les lacaniens de Bruxelles, et il en est tout frétillant. De retour d'un de leurs séminaires, il nous racontait l'autre jour une histoire que vous connaissez peut-être - et peut-être pas, donc, je vous la rapporte :
On sait que Salvador Dali était obsédé par plusieurs oeuvres et par plusieurs personnes, et parmi elles Jean-François Millet et son Angélus, dont il avait peint je ne sais plus combien de dizaines de variations. Dali était cependant persuadé que ce n'était nullement une prière du soir en souvenir des défunts mais bien l'enterrement d'un enfant que figurait le tableau. A son insistance, une radiographie du tableau avait effectivement révélé sous la peinture actuelle le corps d'un enfant gisant sur le sol ; Millet avait en fait, d'après ce qu'en avait deviné un grand pontife, figuré là le corps d'un de ses frères dont il souhaitait la mort ou qui avait souhaité la sienne, ou un frère mort-né, ou quelque chose comme ça, je ne me rappelle plus, mais quoi qu'il en soit il était question de frère et de mort, et d'ailleurs c'était même peut-être autre chose, car, comme le concluait triomphalement mon cousin écolo (et lacanien frais émoulu - et là je ne veux pas être lacanien et conclure "frais et moulu") : "c'est l'Angélus de Millet, demi-lait !".
Bien. Outre que je n'ai jamais lu ni entendu l'expression demi-lait pour parler d'un frère (de lait ou pas) et que de toutes façons ce genre de calembour réputé signifiant dans certains cercles me laisse de glace, je suis tout de même assez méfiant devant ce genre de miracle. Comme tout le monde j'ai une certaine connaissance du personnage de Dali et on ne peut pas dire que la soif de vérité désintéressée le caractérise vraiment. Peu importe, il suffit de Googler et voilà que la fameuse affaire de la radiographie apparaît un peu partout. Pas sur le site du musée d'Orsay, cependant, ce qui est un peu étonnant. Wikipedia FR parle d'un petit cercueil, là où Wikipedia EN est plus dubitatif : "However, it is unclear whether Millet changed his mind on the meaning of the painting, or even if the shape actually is a coffin". Comme seules références, on trouve "Néret 2000", une émission de la BBC et une interview de Jean-Jacques Pauvert. Chaque fois, on assure que le Louvre a effectué la radio et qu'on a découvert un cercueil etc.
C'est maigre. Très maigre pour une nouvelle aussi sensationnelle, car enfin, il semble que l'Angélus soit quasiment au top de la célébrité, battu seulement par la Joconde ! Déjà, obtenir de faire passer un tel tableau aux rayons X pour une vague idée d'un génie de la provocation est un exploit, mais que cette radiographie confirme une hypothèse aussi fantasque frise l'impossible. Comme je faisais part de mes doutes à un proche, il me répondit que je n'avais pas de preuves à avancer, ce qui me sembla un comble ! Extraordinary claims need extraordinary evidence, mais apparemment, ça ne vaut pas pour les dîners en ville où une anecdote fausse mais bien tournée vaut mieux qu'une vérité un peu trop pédestre.
Cela étant, il est vrai que, en bon sceptique, je suis prêt à être convaincu, mais pas par des on-dits. Si l'un de mes lecteurs possède des renseignements plus probants, je lui serais très reconnaissant de me les communiquer. En attendant, je reste sceptique.
P.S.: Je cite le regretté Daniel Arasse "...mais je voudrais surtout évoquer la radiographie. Il faut savoir que celle-ci n'est faite que s'il y a une raison valable de la faire, par exemple une restauration" (Histoires de peinture, "Alberti disparu, le temps retrouvé" ). Venant d'un expert comme lui, je pense que cela plante le dernier clou dans le cercueil de cette histoire abradacabrante..