"Pourquoi ne voyage-t-on pas ? Pourquoi tant d'entre nous se refusent-ils à partir outre-mer, à franchir les frontières de l'Europe ? Par crainte de vérifier un obscur pressentiment. Car la haine qui peut nous saisir en Inde, en Afrique du Nord, au Moyen-Orient ou en Amérique latine devant les cloaques de boue et d'insalubrité que sont les grandes villes de ces pays, cette haine s'adresse en priorité à nos origines occultées. Nous sommes, en Europe, les enfants gâtés d'une croissance qui a coûté d'effroyables souffrances aux peuples qui la composent, nous sommes les héritiers d'une histoire de sueur et de sang dont nous ne voyons, aujourd'hui, que les fleurs, mais qui a poussé sur les charniers. L'Occident, il y a peu, n'était lui aussi que cette vaste aire d'épandage où grouillaient miséreux et cloportes, tandis qu'une minorité de riches étalait un luxe insolent (n'oublions pas que la faim a frappé en Europe jusqu'en 1955, pour l'Ouest, et jusqu'au milieu des années 60 à l'Est). La visite de telle cité orientale ou nord-africaine restitue d'un coup une dimension fondamentale que nous avions oubliée : celle du rouleau compresseur que fut le développement du capitalisme. Ces vagabonds, ces serfs, ces fous et assimilés, dont Karl Marx, dans les premiers livres du Capital, a décrit le déracinement dès le XVIIIe siècle, ce peuple dépossédé, arraché à l'éthique familiale, aux vieilles solidarités rurales, c'est bien le cadre dans lequel nos sociétés industrielles se sont déployées. C'est une exploitation atroce, une oppression sans frein qui ont permis notre aisance actuelle. Nous descendons de si peu, tel est notre dégoût.
Ainsi, dans la prolifération des bidonvilles du Tiers-Monde, nous lisons le filigrane de notre histoire. Arpentant les rues de Dacca, de Bombay, de Djakarta, de Manille, de Marrakech, de Bogota, on contemple à ciel ouvert les racines de notre civilisation, on parcourt sur le vif un roman de Hugo, de Dickens ou de Zola dont les personnages se seraient mis soudain à proliférer en chair et en os pour notre plus grande terreur. Toute la littérature du XIXe siècle, qui n'est qu'un long commentaire sur la dégradation de millions d'individus résultant des stades initiaux du développement industriel, retrouve ici son actualité. Ces implorants chassés de leurs villages, ces sous-prolétaires taillables et corvéables à merci, pourraient être nos aïeux, épuisant leur souffle dans quelque mine insalubre, se tuant à la tâche pour un salaire risible. Votre Occident radieux a pour socle un cauchemar et pour base une hécatombe voilà ce que nous soufflent les indigents du Tiers-Monde. A travers cette dévalorisation de l'homme par l'homme, notre culture se montre du doigt par le biais d'un masque exotique : image de notre genèse et du gouffre où nous pourrions retomber si, par quelque infortune, notre opulence venait à disparaître. "
Qui donc a écrit ce texte violemment Tiers-mondiste légèrement teinté de marxisme ?
Tout simplement Pascal Bruckner, dans son célèbre Sanglot de l'Homme blanc, ce qui lui avait valu d'être immédiatement catalogué comme de droite, et si pas de l'extrême, au moins de la sale droite, nostalgique du colonialisme, arrogante et raciste, méprisante, etc. La "nouvelle droite", quoi. Une de mes amies fort portée à gauche avait d'ailleurs à l'époque - toujours lors d'un dîner en ville - démoli brillamment ce livre détestable et son auteur qui ne l'était pas moins ; lorsque je lui demandai si elle l'avait lu, elle me répondit que non, naturellement, elle n'avait ni le temps nécessaire ni l'envie de gaspiller son argent pour une pareille futilité. En somme, le jugement du Monde Diplomatique lui suffisait, ses satisfecit comme ses ostracismes, et Bruckner allait rejoindre V.S. Naipaul dans les poubelles de ce qui n'était pas encore une Ramonetterie. Après tout, c'est comme avec Huntington, il suffit de lire le titre du livre pour savoir de quoi il s'agit, on ne va pas s'embêter à lire un livre aussi évidemment déplaisant. Choc des Civilisations ou Sanglot de l'Homme blanc, ça sonne mal, l'un est politiquement douteux et l'autre sarcastique.
Mais qui n'est pas victime parfois du prêt-à-penser ?